à propos

Les fonds,
ces corps sans fin

Par Caroline Boudehen
Journaliste, critique d’art, fondatrice de C · Contemporaine

C’est un paysage. Pas un tableau, une toile, une peinture. Un pur paysage, dans lequel on entre tout entier, première vision déjà loin derrière soi. Paysage minéral, végétal. Nature rouillée, roche battue par les marées, désert métallique, humidité palpable… Les matières ne se distinguent plus de l’imaginaire, de leur interprétation. Sujet, pigments, outils, geste et pensée sont pris dans un même tourbillon, dans les mêmes émois, ils ne font plus qu’un, unis dans une bataille viscérale et poétique, pour donner vie à ce que l’artiste a vu, perçu, senti. Tout se joue dans les œuvres de Fleur Cozic, c’est un instant ultime, qui peut être violent, et pourtant d’un calme olympien.

C’est abîmé, on imagine des rochers érodés, des océans à l’écume vorace et si salée qu’elle pourrait pétrifier des kilomètres de côtes, des bois obscurcis par des arbres centenaires et des branches ensorcelées où les tempêtes s’enchaînent. C’est griffé, et pointu. Dans tous ces coups, de brosses, de pinceaux, de couteaux, on sent la précision de la pensée qui opère. Une agilité de la touche, et la sûreté du détail. Un art abstrait pour un sujet si réel, si présent à l’humain ? Pris à l’inverse, le paysage envisagé dans toute sa splendeur, de sa torture à sa grandiloquence ne nous apparaît-il pas comme extra-ordinaire ? Si fabuleux qu’il échappe à l’échelle de compréhension… Pas tout à fait réel, quasi impossible à se figurer, à attraper, si ce n’est par un geste à sa mesure : celui de l’art, qui nous dépasse.

Fleur Cozic est à cette étrange limite, entre ultra-réalité et abstraction. C’est ici qu’elle nous emmène. Un paysage « de rêve ». Avec des titres clairs, points de départ, d’entrée, dans son univers. La Bretagne y est vue comme une montagne, on en retient la persistance des bleus et des verts, le vent frais, les ondes pures. L’aura cristalline, l’immensité à 360°. Crêtes de vagues ou de monts, la mousse blanche déferle ou se fige, banquise. Fleur Cozic sait capturer un instant. Comme une proie. Puis l’expulse. C’est parfois sombre. Dans Hic et Nunc, on y cherche ainsi des fourrés, des éléments d’un paysage qu’on veut retrouver, pour s’y rassurer, s’y raccrocher, mais les noirs, charbonneux, fusains écrasés, viennent recouvrir ce qu’on croit (re)connaître. Un vent épais, fumé, qui empêche toute tentative d’évasion. Comme le voile noir d’une colère, d’une déprime, la vague poisseuse de la tristesse qui empêche de voir le monde. On peut sentir la poussière sur sa langue, juste en regardant ce tableau. Jeu des éléments, et des saisons… Pour aboutir à une œuvre, Fleur Cozic recherche, perpétuellement, ce qui pourrait les incarner. Comment rendre ce vert émeraude si cher à sa région natale, comment exprimer le feu d’une terre rouge, livrer le fond d’un volcan, raconter l’immensité et le poids d’un fond marin, emmener le corps dans des endroits bouillants ou glacés. Tout l’enjeu de la quête artistique. Son obsession. L’incarnation de la vision. Réunir l’impossible sur du 50 x 65. Van Gogh en a mangé ses couleurs.

Macrocosme du panorama mais aussi microcosme du détail, qui peut dire où se situe le point de vue ? Cartographie d’une feuille d’arbre, d’un flocon de neige, d’une bulle… Les tableaux de Fleur Cozic peuvent se livrer dans un système d’échelles infinies. Selon cette position, l’air, le vide y est plus ou moins important. Parfois, le regard trouve un répit : on s’arrête, on inspire, et c’est la poésie qui prend le pas, comme si ce temps d’arrêt était strictement contemplatif. Dissimulé dans une bulle, on souffle, on écoute, silencieux, ce qui se trame autour. De temps en temps, on glisse, vers le figuratif. Parfois un ciel, prend allure humaine. Un visage féminin ? Un dieu ? Une apparition, d’un être, au milieu des rivages, des horizons, des étendues de tous genres. Est-ce nous qui regardons le ciel ou l’inverse ? Lors de ces moments, comme suspendus dans l’espace, on peut alors sentir le geste plus calme, plus doux, de l’artiste. Puis des déclinaisons de formes rondes et souples, qui coulent et s’enroulent autour de celles, plus ciselées, des îlots attachés à la surface… viennent se noyer dans l’ensemble, comme prises dans les remous d’un fleuve, qui finira par se jeter dans l’océan. Loin des tempêtes, qui se font et se défont, où les pigments deviennent des éléments à sculpter, pygmalions rebelles, que l’artiste tente de modeler : étalés, grattés, effacés, retirés, jusqu’à être révélés.

La nature est devenue, chez Fleur Cozic, une extension de nous-même, de notre corps, de nos sens. Les allures sépia parfois, des toiles, nous aspirent vers le passé. Sont-ce des ruines, finalement, que sont devenues les petites îles, les matières travaillées restées accrochées ? Les ruines constituent une notion chère à Fleur Cozic. On pénètre dans les toiles comme un.e archéologue, les yeux qui suivent, scrutent, les sillons tracés, déjà empruntés par l’artiste, et ce qu’il y a autour. On contourne les amas de pigments, ces éléments fossilisés, naufragés, on les dépasse, on y revient, et dans cette spirale sans fin, on finit par s’oublier et se perdre : où est-on finalement ? Au fond d’un lac, d’un océan ? Au cœur d’un sous-bois humide et palpitant, ou d’une plaine désertique et rocailleuse… Une grotte rupestre ? Une autre planète ?

Les œuvres deviennent les écrins de ces précieux fossiles, incarnent une archéologie du futur, et révèlent une mémoire universelle, qui n’est pas sans rendre hommage à une histoire de l’art, de Vincent Van Gogh à Anselm Kiefer, en passant par Claude Monet… Admirez le paysage. Les paysages, sans fin, où tout peut se rejouer, à l’infini, nos petites histoires, celles qui nous emportent tou.t.e.s aussi. Un tableau déconstruit, reconstruit, d’une mer, par exemple, qu’on ira voir mille fois, et qui sera, chaque fois, différente. D’instinct. Calme, folle, inquiétante, extraordinaire, apaisante, scintillante. Chaque fois sculptée par nos émotions. Une œuvre d’art, en somme.